Cet article est apparu initialement sur le site de Louis Derrac.
En finissant ma lecture de l’ouvrage, Internet, année zéro, je me suis demandé comment classer cet objet littéraire. Trop bien écrit, trop raconté pour rentrer dans les codes de l’ouvrage scientifique. Trop complexe, trop sourcé, pour prétendre à une diffusion grand public. Et enfin, trop peu revendicatif politiquement pour rentrer dans la grande famille des essais.
Alors comment classer l’ouvrage ? J’ai cherché qui était Jonathan Bourguignon… sur Internet (évidemment), et je n’ai pas trouvé grand-chose. Si ce n’est que Internet, année zéro est son premier livre, et que, comme l’indique le site de son éditeur, « ses expériences artistiques et entrepreneuriales l’ont amené à manier différents langages, qu’il s’agisse de programmation, d’économie ou de littérature, à confronter les points de vue et les échelles d’analyse ». Sur un entretien donné au média Lundi Matin, Jonathan se présente lui-même très succinctement, en s’en tenant à son expérience du milieu startup et de « plusieurs écosystèmes ».
Difficile d’en savoir plus donc, mais il semblerait que le livre de Jonathan Bourguignon soit à l’image de son auteur : pluriel et insaisissable. Disons-le d’emblée, Internet, année zéro m’a interpellé. Pas tant sur les faits retracés, pour la plupart connus des afficionados des technologies numériques, que sur le raisonnement déployé par l’auteur tout au long de son ouvrage. J’en ai apprécié la lecture, et je vous en parle dans cet article.
Sommaire
Les origines d’un réseau et d’une idéologie
Dans un exercice chronologique, Jonathan Bourguignon remonte plusieurs fils, chacun représentant l’un des piliers de l’idéologie californienne. Souvent simplifiée et ramenée à un écosystème mêlant hippies, scientifiques et militaires, l’auteur propose une grille de lecture plus complexe. Celle d’un triptyque libertarien, transhumaniste et cybernétique.
L’influence de la contre-culture américaine, techno-utopiste et fondamentalement libertarienne, dans l’émergence de l’informatique grand public est quelque chose d’assez bien documenté. Celle de la cybernétique et du transhumanisme dans l’émergence des réseaux et notamment d’Internet l’est nettement moins. Des mots mêmes de l’auteur, la cybernétique est « une approche qui consiste à modéliser n’importe quel système – y compris des organismes vivants, des écosystèmes, des sociétés – en termes d’actions, de réactions, et de transmission de signaux entre les différents nœuds du système ». Rapporté à un réseau connectant des machines et des humains, et pour peu qu’on puisse contrôler les informations circulant dans le réseau, se dessine alors un système dans lequel on peut contrôler et manipuler les comportements. Vient alors s’arrimer la notion de « société de contrôle », cette société où les individus s’organiseraient et se disciplineraient de manière spontanée, par contrôle continu et communication instantanée.
Ce qui est particulièrement intéressant dans le livre de Jonathan Bourguignon, c’est de voir s’opérer le syncrétisme de différentes idéologies pour comprendre les émergences successives de l’informatique personnelle, de l’intelligence artificielle, et des réseaux. D’abord, le libertarianisme et l’anarchisme expliquent l’intérêt de la communauté hippie pour des technologies comme le Whole Earth Catalog, cette publication d’apparence simple mais révolutionnaire, car contributive et largement dévolue à émanciper ses lecteurs, ou l’ordinateur personnel, cette « bicyclette de l’esprit » des mots même de Steve Jobs. Ensuite, le transhumanisme, qui revendique le droit d’utiliser les technologies pour augmenter la nature de l’Homme jusqu’à sa condition mortelle, pousse quant à lui à chercher des interfaces homme-machine, ou à développer des intelligences artificielles censées aider l’humain à dépasser ses limites. Enfin, la cybernétique cherche à équilibrer la société et lui donner, par un contrôle continu, décentralisé et sans hiérarchie, les moyens de son émancipation. Le réseau internet, propulsé par l’invention du web, sera alors cet instrument.
L’évolution et le syncrétisme d’idéologies multiples
Le livre avance dans le temps, présente les héritiers des pionniers de l’informatique, du réseau Internet et du web. C’est la génération des Google, Facebook, PayPal, Amazon, Netflix, et d’autres. Tous ont de l’importance, tous jouent un rôle, et tous héritent de l’idéologie de la Silicon Valley, ce creuset qui fonctionne en vase clos et qui promeut toujours le même esprit libertarien, techno-utopiste, transhumaniste et cybernétique.
Certains de ces fondements idéologiques se retrouvent dans l’ADN de ceux qui deviennent peu à peu des géants du web. Libertariens, ils refusent tout prélèvement d’impôts et toute régulation venant d’un état qu’ils jugent ringard et d’un autre âge. Leur lobbying, très présent à Washington et à Bruxelles, est en cela un miroir où se reflète cette pensée. Techno-utopistes, ils le sont profondément dans leur vision d’un monde où tout problème social, économique, politique peut être résumé à un problème technique ayant une solution technique. On peut repenser à Mark Zuckerberg qui prétendait que Facebook allait rendre la guerre impossible grâce aux liens tissés entre les utilisateurs du réseau. Transhumanistes et cybernéticiens, la plupart des milliardaires de la vallée le sont doublement. Ils le sont d’abord dans leur conviction que seul le fait de s’interfacer avec les machines les mettra à l’abri de la singularité technologique 1 : interface homme-machine, humain cyborg, humain augmenté, etc. Ils le sont ensuite dans leur refus de la mort, cet ultime « problème » que la technologie peut et doit résoudre.
L’apparition des paradoxes et la faillite idéologique
Mais rapidement, les paradoxes apparaissent et s’enchaînent. Et Jonathan Bourguignon se fait un plaisir d’appuyer là où ça fait mal. En 2000, c’est la bulle internet. De très nombreuses entreprises doivent trouver d’urgence leur modèle économique, et Google en sera l’exemple iconique. Farouchement opposés à la publicité à leurs débuts, les co-fondateurs de Google cèdent et laissent entrer le loup, en la personne de Eric Schmidt, dans la bergerie. Le nouveau PDG fera rapidement sauter les digues qui maintenaient la publicité à l’écart, et transformera le fonctionnement de Google. L’idéal libertarien doit alors se plier à un modèle économique basé sur l’accumulation de données personnelles et sur la prédiction de comportements. Difficile à avaler pour les co-fondateurs, qui se consolent en oeuvrant pour leur vision transhumaniste dans les laboratoires aux poches pleines des filiales de Google (puis Alphabet, maison mère de Google).
Un autre paradoxe fondamental concerne la nature même du cyberespace. De cet espace immatériel défendu par John Perry Barlow dans sa déclaration d’indépendance, le cyberespace prend de fait une place croissante dans l’espace réel. Les ordinateurs sont de plus en plus nombreux, les capteurs envahissent le monde physique, l’internet des objets pointe peu à peu son nez. Le cyberespace, ce réseau virtuel où les individus allaient pouvoir s’immerger en faisant fi de leurs caractéristiques sociales, s’est en fait mis à coloniser progressivement le réel et à en miner ses ressources : les données des utilisateurs connectés.
Les scandales de l’affaire Snowden, puis de Cambridge Analytica, achèvent de fissurer l’idéal libertarien. Comment comprendre que des entreprises qui se défient de l’état, pactisent directement avec un état (en l’occurrence l’état américain) dans sa mise en place d’un système de surveillance de masse2 ? Comment justifier que des entreprises soient l’objet de manipulations politiques et soient capables de déstabiliser des démocraties ? Trop de paradoxes mènent à une véritable faillite de l’idéologie californienne, faillite qui peut se lire parallèlement dans une émanation plus grand public, le « techlash ».
L’idéologie californienne s’écrase contre la grande muraille chinoise
Sur les trois parties qui composent son livre, Jonathan Bourguignon en consacre une au développement du réseau chinois. En ce sens, le livre est très actuel, puisqu’en ce moment même se multiplient les articles et dossiers pour décrire cet internet parallèle protégé par le « great firewall3 ».
Reprenant ici tour à tour ses rôles de journaliste, enquêteur et conteur, Jonathan Bourguignon fait état d’une histoire de compromission qui n’est pas pour faire honneur aux grands acteurs de la Silicon Valley. Une histoire où les acteurs de l’internet historique bafouent leurs idéaux pour collaborer avec le régime chinois et promouvoir leur idéologie (quitte à la brader en acceptant par exemple la censure). Un reniement pour un marché qui ne veut même pas d’eux ? À la fin des années 2000, Google, Yahoo, Cisco seront renvoyés ou évincés les uns après les autres, forcés à quitter le pays, à la manière d’un organe transplanté qui serait rejeté par son corps d’accueil.
Car c’est bien ce que défend l’auteur. Dans leur aveuglement, leur puissance et leur orgueil, les géants californiens ont cru que la culture chinoise s’adapterait à eux. Or, non seulement ce n’est pas arrivé, mais au contraire, le parti chinois s’est peu à peu servi des outils et des technologies américaines pour créer les géants chinois qui constituent aujourd’hui les BATX4. Les entreprises américaines, mues par leur avidité économique et leur volonté d’évangéliser le monde, ont été les principales complices de la montée en puissance technologique du régime chinois. Par suffisance, assure l’auteur, elles ont cru pouvoir dominer économiquement, technologiquement et idéologiquement un marché qui leur semblait encore relever du tiers-monde. Raté. Économiquement, les BATX ont évincé les GAFAM (et autres entreprises américaines présentes sur place, comme Cisco). Technologiquement, les entreprises américaines ont subi des actions de piratages massives, menaçant leur activité globale et forçant leur fuite. Idéologiquement, elles ont accepté la censure, la surveillance de masse, et n’ont pas su s’adapter à la culture chinoise millénaire. D’une certaine manière, Jonathan Bourguignon décrit comment ces pionniers du premier réseau mondial, Internet, ont accompagné, contribué et métaphorisé la scission entre deux réseaux et deux idéologies.
D’un côté, le réseau Internet, largement américain : incontrôlable, ouvert, neutre, reposant sur un marché privé et libre. De l’autre, le réseau chinois, qui commence déjà à intéresser d’autres régimes autoritaires5 : contrôlé et régulé par le régime, censuré à l’intérieur, dépourvu de liberté d’expression et de respect de la vie privée ou des données personnelles.
Pour une réappropriation démocratique et une troisième voie ?
La partie n’est pas terminée. Depuis 2014, la Chine possède toutes les cartes pour devenir un géant de la technologie. À l’ombre de sa grande muraille, prospèrent des géants économiques au service de l’idéologie du parti. Lancés dans la course mondiale à l’intelligence artificielle, ils peuvent compter sur une population immense, très technophile, sans aucun droit à une vie privée : une source de données illimitées en quantité et en qualité. En échange ils offrent, selon l’auteur, une infrastructure de contrôle jamais vue dans l’histoire autrement que dans les dystopies de Huxley, Orwell ou Damasio6.
En 2020, l’idéal d’un Internet unique, libéral et sans frontière n’est plus garanti. Et en Chine, la rupture est consommée. Si techniquement, le réseau chinois reste semblable au réseau mondial, il en est déjà largement coupé. Et ce modèle fait recette : la cyber-souveraineté (souveraineté des réseaux) ou la souveraineté numérique sont aujourd’hui de vrais sujets de société, dans un monde marqué par la pandémie et plus dépendant que jamais des technologies numériques. Car si le modèle chinois fait peur, il ne faut pas oublier que les géants de la Silicon Valley ne sont pas des saints. Eux aussi démontrent jour après jour qu’ils installent un système de surveillance de masse. Eux aussi ont collaboré, et collaborent encore, avec les appareils sécuritaires de nombreux états. Eux aussi sont capables de censurer la population, de la manipuler, de l’enfermer dans des systèmes d’économie de l’attention. Le système de crédit social chinois, dont on parle tant, existe déjà sous d’autres formes dans le monde occidental7.
La conclusion de Jonathan Bourguignon arrive peut-être un peu trop vite, alors qu’on est encore dans la palpitation de l’histoire, et dans l’ampleur du présent. D’abord, il faut se prévenir de tout manichéisme vis à vis des deux visions du contrôle décortiquées dans le livre. Celle des techno-utopistes transhumanistes de la Silicon Valley, qui promettent une solution à tous nos problèmes (y compris la mort et la supériorité des machines). Et celle du Parti Communiste Chinois, qui promet à son peuple l’abondance, le retour de l’ordre et de la confiance. Ensuite, il faut refaire la chronologie du réseau Internet pour que le peuple citoyen en comprenne enfin les enjeux, et puisse, démocratiquement, décider de son futur. Si on ne peut qu’opiner sur le fond, on se demande bien quels outils il reste aux citoyens pour reprendre le contrôle d’un réseau qui, le livre le raconte fort bien, est aujourd’hui largement dominé par deux modèles ultra-puissants.
L’ouvrage est bien écrit, très agréable à lire. Il est fortement instructif dans le sens où il met bout à bout les très nombreuses pièces d’un puzzle bien plus complexe qu’on ne le croit. Il est particulièrement intéressant dans le sens où il pointe l’importance des idéologies dans la mise en place de technologies.
On peut regretter que l’auteur ne politise pas plus son propos, ou qu’il ne propose pas de pistes concrètes en conclusion. En un sens, il laisse sans doute ce soin à d’autres acteurs du réseau.
Vous retrouverez le livre aux éditions Divergence. Il existe également une très bonne interview de l’auteur, proposée par le média lundimatin.
Photo à la une de Alina Grubnyak sur Unsplash
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