Pour revenir à l’esprit du web, soyons (beaucoup) plus curieux !

Cet article est apparu initialement sur le site de Louis Derrac.

Hier, mon site a enregistré 4 fois plus de visites que d’habitude. Le responsable de ce pic, mon cours de culture numérique, qui avait été partagé sur Facebook. Ça arrive de temps en temps, et ça fait toujours plaisir.

Ce qui m’a intrigué cette fois, c’est le « comportement1 » des visiteurs sur mon site. La quasi-totalité est arrivée sur la page de mon cours de culture numérique, où je partage mes supports de cours, des activités, une bibliographie/sitographie et une curation de ressources2. C’est une page utile et qui commence d’ailleurs à être bien référencée.

Mais malgré cet intérêt apparent pour mon travail, quasiment aucun de ces visiteurs n’a parcouru le reste de mon site. Que ce soit mes différents articles, mon autre cours d’économie numérique, mes formations de culture numérique, pourtant tous partagés dans la même logique et traitant de sujets connexes. Guère plus n’a quitté mon site pour se diriger vers un autre, en utilisant un des nombreux liens externes que je propose. Et aucun, absolument aucun, n’a eu la curiosité de se renseigner sur l’auteur (donc moi héhé) en se dirigeant sur la page à propos, pourtant accessible directement depuis le menu du site.

En y réfléchissant, je me suis rendu compte que ce comportement de visite était systématique. Comme je ne m’en formalise pas, je ne l’avais simplement pas relevé. Si je le fais maintenant, c’est que cela a fait écho à la conclusion que j’ai donnée lors de ma dernière formation. J’y encourageais, comme à chaque fois, mes interlocuteurs à être curieux et critiques3 dans leur rapport à leurs écosystèmes numériques. Et à encourager leurs propres interlocuteurs à faire de même.

Car le web a bien changé depuis ses débuts. Et nous, nous avons peut-être cédé à la facilité offerte par certaines plateformes, et perdu de notre curiosité. Prenons deux exemples, la recherche sur le web et l’accès à l’information.

Rechercher sur le web : de la sérendipité aux moteurs de réponse

J’étais trop jeune pour connaître l’émergence du web, celui des débuts. Lorsque les premiers portails et moteurs de recherche se lançaient pour donner du sens au nombre croissant de sites web. et que ces derniers affichaient fièrement des listes de liens pour diriger les internautes vers d’autres pages de leurs sites, mais aussi vers des sites amis.

C’était l’époque de la sérendipité, une période où l’exploration du web était un voyage plein de surprises. Concrètement, un internaute naviguait de lien en lien sans connaître précisément sa destination finale. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’autant de métaphores issues des vocabulaires marin et spatial structurent la perception d’Internet (surfer, naviguer, un site internet, etc.)4.

Le développement des moteurs de recherche, couplé à la folle démocratisation du web, a peu à peu supplanté la sérendipité et toutes les autres formes d’exploration et d’orientation : le web sémantique5, les folksnomies6, ou encore les portails et leur stratégie d’indexation par catégories7.

Par manque de curiosité (et de temps), nous consommons au lieu d’explorer

Si l’on cherchait une comparaison dans le monde réel, on pourrait dire que depuis que nous orientons avec des GPS toujours plus efficaces, nous nous perdons beaucoup moins. Nous n’avons d’ailleurs plus le temps et l’envie de nous perdre, que ce soit dans nos villes ou dans nos campagnes. Alors la consommation prend le pas sur l’exploration.

C’est pareil sur le web, et les moteurs de recherche, Google en tête, l’ont bien compris. C’est tout le sens de leur stratégie consistant à passer du moteur de recherche au moteur de réponse. Concrétisant ainsi un objectif poursuivi de longue date : être le début et la fin de toute quête d’information.

Prenez quelques requêtes classiques, et vous verrez comment Google s’arrange pour vous proposer une réponse parfaite. Il n’y a plus besoin d’être curieux et de chercher, il ne reste qu’une réponse à consommer (et dans le cas de Google, sans doute une publicité sur laquelle cliquer).

Reprenons le contrôle du web en retrouvant le plaisir de l’exploration

Dominique Boullier, dans son incontournable sociologie du numérique, liste un certain nombre de pratiques personnelles d’orientation qui sont autant de possibilités de changer sa façon d’explorer et de consommer le web. Je les reprends à ma sauce :

  • Revenir à la sérendipité, se laisser porter par les liens. Cela reste une méthode d’exploration et de recherche efficace, en plus d’être une invitation au voyage (virtuel).
  • Se créer ses habitudes grâce aux favoris, aux marque-pages (ou bookmarks) proposés par chaque navigateur internet.
  • Chercher dans les catégories d’un annuaire ou d’un site structuré, comme Wikipedia. Wikipedia est un site parfait pour la sérendipité. Vous pourriez y passer des heures en sautant de lien en lien. Et chaque article de Wikipedia propose une série de liens externes.
  • Faire confiance aux recommandations de vos communautés virtuelles et à leurs curations (sur Delicious, Scoopit, Seenthis, ou sur des réseaux sociaux). Mais attention à vos biais de confirmation !

Accéder à l’information : des flux RSS aux infomédiaires

Si les « infomédiaires8» sont aujourd’hui aussi prépondérants, c’est parce que la plupart d’entre nous ont perdu l’habitude, la curiosité ou l’intérêt d’accéder à des sites d’informations directement. Ou ne s’en donne plus le temps. C’est particulièrement criant chez les jeunes, qui accèdent très majoritairement aux médias par cette intermédiation des plateformes numérique.

Là encore, le web a changé. Nous sommes passés des flux RSS aux infomédiaires. Les flux RSS9 représentent une possibilité technique d’accéder sans intermédiaire à ses sites d’information préférés. Jusqu’à sa fermeture en 2013, Google Reader était l’un des lecteurs de flux RSS les plus populaires. Le service a finit par être fermé car son existence était contraire à la stratégie, à l’idéologie et au modèle économique du géant de la recherche. Cette décision a consterné la communauté du web10, et plusieurs alternatives ont pris la relève : Feedly, Inoreader, etc.

Il y a pourtant une différence fondamentale entre accéder directement à un site d’information, ou par le truchement d’un infomédiaire. Dans le premier cas, vous êtes en contrôle total. Vous choisissez vos sources d’information (et parfois vous faites le ménage), puis vous accédez à tous les articles publiés. Dans le deuxième, vous n’avez pas de contrôle : l’algorithme choisit les sources et les articles qui vous sont présentés. Ces choix, dont les critères précis sont totalement opaques, privilégient les articles les plus susceptibles de créer de l’engagement.

Reprenons le contrôle de notre information

Il existe bien des façons de reprendre le contrôle de notre accès à l’information, et de moins dépendre des infomédiaires pour construire notre vision du monde. Voici quelques pistes :

  • À défaut de vous convertir aux flux RSS (encore que ça ne requiert aucune compétence particulière), vous pouvez sélectionner vos sites d’information préférés et les visiter vous-même selon votre routine d’information. Vous pourrez ainsi découvrir leur façon à chacun d’organiser et de hiérarchiser l’information.
  • Le mail fait son grand retour avec les newsletters ! Alors profitez-en, c’est un autre excellent moyen de recevoir de l’information, directement depuis ses sources préférées. J’avais pour ma part proposé une liste de sites et de newsletters technocritiques.
  • De nombreux médias se mettent aussi au podcast, là aussi avec des conseils de lecture pour aller plus loin.

Soyons (beaucoup) plus curieux !

Cet article est parti du cas personnel que constitue mon site et la manière dont les visiteurs le consultent, le consomment. Bien sûr, ce n’était qu’un prétexte, et je ne me formalise absolument pas que mes visiteurs quittent mon site sans l’avoir exploré.

Mais je pense que c’est l’occasion de redire à quel point il est important, malgré les facilités que nous offrent les grandes plateformes numériques, de garder du contrôle sur notre exploration du web, sur notre accès à l’information, et sur notre goût de l’exploration, de l’inconnu, de l’aventure.

Savez-vous que lors d’une requête sur Google, 60% des internautes cliquent sur les trois premiers résultats ? 60% ! Imaginez le pouvoir que nous conférons à l’algorithme de Google en nous limitant à ces trois premiers résultats. Soyons plus curieux que ça, il y a certainement des choses intéressantes dans les résultats suivants !

Plus de 90% des français utilisent Google pour rechercher sur le web. Pour beaucoup d’internautes, Google EST le web11. La preuve, beaucoup tapent Google… dans le moteur de recherche Google lui-même ! Là aussi, soyons plus curieux. Il existe d’autres façons d’accéder au web, d’autres moteurs de recherche, mais aussi des portails, des sites auxquels on peut accéder directement parce qu’on connaît son adresse, etc. Il faut éduquer les jeunes publics à toutes ces facettes.

Photo de Diego Catto sur Unsplash

Lorsque nous accostons sur un site internet, explorons-le comme on explorerait une ile déserte. Si l’article ou le contenu partagé est intéressant, découvrons son auteur, son autrice, ne serait-ce que pour savoir d’où et pourquoi ils parlent. Voyons quels liens hypertextes, quels autres aventures virtuelles ils nous proposent. Et si ce territoire inconnu nous attire, pourquoi ne pas nous accorder le droit et le temps d’aller l’explorer ?

PS : et alors que j’apportais les dernières modifications à cet article, voilà que m’est apparu ce dossier pédagogique de l’ENSSIB et l’INSPE Lyon : Former à s’informer : développer l’esprit critique ! Le monde est bien fait, merci Educavox pour le partage !

Photo à la une de Ali Kazal sur Unsplash

  1. Le comportement est un terme utilisé dans les analyses de sites web pour étudier ce que font les visiteurs, quelles pages ils consultent, combien de temps, etc. En ce qui me concerne, j’utilise ces statistiques pour comprendre quels articles intéressent les visiteurs. Ceci dit, je précise que ça n’a jamais influencé mes sujets d’écriture
  2. Le tout en Creative Commons
  3. Au sens de l’esprit critique
  4. Lire à ce sujet : La perception d’Internet via ses métaphores
  5. Qui reposait sur un formalisme documentaire utopique pour un web en expansion massive
  6. Incarnées par des sites comme Delicious, Flickr, Scoopit, qui permettent à des individus de tagger, classifier et organiser personnellement ou collectivement le web
  7. Lancé en 1994, Yahoo était le portail le plus connu du web. Il a illustré la bataille portails vs moteurs de recherche face à Google, et a perdu.
  8. Les infomédiaires sont les intermédiaires de l’information, les plus gros étant Google et Facebook
  9. Un format particulier permettant de s’abonner à des sites à des blogs
  10. Pour en savoir plus, lire cet article, RIP Google Reader
  11. Dans certains pays, c’est Facebook qui est considéré comme le web, notamment dans des pays d’Asie. Par ailleurs, la majorité des internautes ne fait pas de différence entre Internet et le web

1 Comment

J’ai redécouvert un internet ouvert avec l’utilisation de Mastodon. C’était perturbant… et cela m’a choqué d’être perturbé, parce que j’avais oublié ce que c’était.

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